André Nagy, un des tout meilleurs entraîneurs étrangers à avoir exercé dans notre pays, et dont on connaît pourtant le caractère fort exigeant, donnait régulièrement son stopper Moncef Chargui en exemple. C’est dire l’envergure prise par le joueur pur sang clubiste dont les idoles s’appelaient Ruud Krol et Ali Rtima.
Né le 7 août 1958 à Tunis, Chargui s’est engagé en 1973 avec les cadets du CA.
Son premier match senior, il le livra en 1978 à l’occasion de la nette victoire devant le COT (3-0), alors que le dernier a été ASM-CA (1-0) en 1987. Entre 1979 et 1985, notre invité renforça la sélection nationale «A». A son palmarès, on trouve 2 championnats de Tunisie 1978-79 et 1979-80, et 3 finales de coupe perdues en 1980, 1982 et 1985, une participation aux Jeux méditerranéens 1983 et en Coupe d’Afrique des nations 1982.
Reconverti entraîneur, Chargui a dirigé le Stade Zaghouanais, l’US Carthage, Al Ahly Landolsi, l’AS Ariana (cadets et espoirs), le CA (seniors et espoirs), l’EO Goulette-Kram, le Stade Gabésien, Jendouba Sport, l’ES Zarzis, Al Chabab et Al Hala (Bahrein), Arryadh, Al-Ourouba, Sedouss, Ennejma et Dorya (Arabie Saoudite), Essouihli et Al-Akhdhar (Libye).
Dans sa carrière professionnelle, ce père de deux filles a été inspecteur commercial à la Sfbt.
Les vieux sportifs gardent de vous le souvenir d’un stopper qui ne lâche jamais son adversaire d’une semelle. Est-ce là votre caractère ?
Oui, je rêvais du football. Je crois en la vertu de l’effort et du travail. Aux entraînements, ça ne rigolait pas, je me donne à 200%. Mes moyens techniques n’étaient pas énormes, mais je savais lire le jeu, et cela est très important dans le football.
Vous rappelez-vous du nom de la personne qui vous a piloté au CA ?
Saïd Mzoughi, un agent de banque habitant Le Kram qui aimait suivre les jeunes au quartier et les diriger au Club Africain. Il m’a vu jouer à l’avenue Mongi Slim, dans notre quartier. Il m’a amené à Amor Amri qui a eu le grand mérite d’avoir patiemment formé des générations entières de joueurs clubistes. J’ai trouvé parmi les jeunes Slim Ben Othmane, Hassen Khalsi, Dakhli, Abderrazak Zarrouk, Rihane…
Quel sentiment avez-vous éprouvé en disputant votre premier match seniors ?
La peur, car, à mon poste, chaque erreur pouvait pénaliser toute l’équipe. Ce fut à l’occasion du match CA-COT (3-1). Mon entraîneur André Nagy, qui était à sa première saison avec nous, m’a intégré en seconde période. Mokhtar Naïli était dans les bois. Par la suite, j’allais avoir davantage peur avec le retour de Attouga. Pourtant, le fait d’avoir Kamel Chebli avec moi dans l’axe a fini par me rassurer. Nous avions pratiquement le même profil, les mêmes qualités, et pourtant nous avons réussi. On sait que, généralement, les deux axiaux, le libero et le stopper, doivent avoir des qualités différentes pour pouvoir se compléter.
Et votre dernier match au CA ?
En 1987 à La Marsa. Je n’avais que 29 ans. Toutefois, notre entraîneur Amor Dhib m’a ôté toute envie de continuer à jouer. Il a débarqué au Parc «A» avec la ferme intention de procéder à une purge, et d’écarter définitivement les anciens joueurs. Son stratagème est habile: ce faisant, il espérait dominer les jeunes membres de l’effectif et les mener au pas. Vous imaginez le genre de transition qui s’effectuait au CA: de Nagy à Dhib !
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le foot ?
Mes parents viennent de Zaghouan. Mon père Larbi était standardiste au Lycée Carnot. Il était un peu espérantiste, mais une fois son fils affilié au Club Africain, il était devenu cent pour cent clubiste. Il allait au stade suivre mes rencontres. Quant à ma mère Manoubia, elle me gâtait en me préparant les meilleurs plats. J’ai arrêté mes études au niveau du bac technique, mais la décision d’arrêter ma scolarité, devenue inévitable afin que je puisse me consacrer au foot, n’a pas été vraiment très facile à digérer par mes parents.
Tout jeune, quelles étaient vos idoles ?
Le Hollandais Ruud Krol qui brillait par sa clairvoyance et par le jeu moderne qu’il pratiquait avec ses montées offensives. Le genre de leader dont la personnalité et la maîtrise rejaillissaient sur tout le groupe. En Tunisie, Ali Rtima, un grand défenseur très tranquille. Il avait pratiquement les mêmes qualités que Krol.
Avez-vous toujours évolué à l’axe défensif ?
Mokhtar Tlili m’a longtemps aligné latéral droit afin d’intégrer Faouzi Sghaier à l’axe. En sélection aussi, j’ai parfois joué côté droit. Sinon, j’ai toujours été axial.
Quelles sont les qualités d’un bon stopper ?
En plus des qualités physiques et morphologiques, un bon stopper doit avoir la vitesse, la lecture du jeu, l’anticipation et le timing. Les dispositifs tactiques ont été révolutionnés. Aujourd’hui, on parle d’un axial droit et d’un axial gauche. On pratique une défense de zone, le marquage individuel à la culotte d’antan n’a plus cours.
Quels furent les avant-centres que vous avez eu du mal à marquer ?
Le genre faux-nonchalant ne m’a jamais réussi. Par exemple feu Mounir Shili (CSHL), ou Abdelmajid Gobantini (EST).
Pourquoi votre génération a-t-elle été aussi profondément marquée par André Nagy ?
Tout simplement parce que c’était le grand professeur capable de bâtir une grande équipe à partir de joueurs moyens. Dans son esprit, ce sont les petits détails qui font la différence. Dès son arrivée, il nous a dit que le marquage individuel était désormais dépassé, et qu’il devait céder le terrain pour la défense de zone. Il nous répétait: «Il faut attaquer le ballon le plus haut possible. Il ne faut jamais attendre que la balle rebondisse». Cette saison-là, malgré la difficulté d’adaptation à cette «révolution des mentalités», nous avons terminé champions de Tunisie. La défense a pris seulement six buts. Sous la coupe de Nagy, Hedi Bayari a terminé deux fois meilleur buteur du championnat.
A propos de Bayari, est-il vrai que Nagy lui passait tous ses écarts, petits ou grands ?
Oui, c’était son favori tout simplement parce qu’il montrait une rigueur sans faille dans l’application de ce que lui demandait le coach.
Nagy est souvent décrit comme un petit dictateur….
Non, il était plutôt du genre despote éclairé. Prêchant un jeu simple et moderne, il eut souvent maille à partir avec notre ailier Lassaâd Abdelli. D’ailleurs, à l’occasion du fameux derby du 5 mai 1985, remporté (5-1) contre l’Espérance de Tunis, Nagy ne comptait pas le titulariser, mais on lui força la main au tout dernier moment. Dépité, en colère contre les dirigeants, Nagy n’a pas bougé ce jour-là de son banc de touche. Il répliqua aux responsables: «Je vous remets votre équipe. Faites-en ce que vous voulez !». C’est dire qu’il était prêt à partir.
Au moment de votre reconversion en entraîneur, vous avez dû beaucoup apprendre du technicien hispano-hongrois, non ?
Les fondamentaux sont les mêmes. Toutefois, compte tenu de l’inévitable évolution du football, je devais m’affranchir du legs de Nagy qui nous racontait le drame de la perte de ses parents lors du soulèvement de la capitale hongroise, Budapest, contre la tutelle de l’ex-Union Soviétique en novembre 1956. Il jouait alors en Espagne, après avoir évolué en Allemagne et en France.
Contre qui avez-vous joué vos meilleures rencontres ?
En équipe nationale devant les Anglais de Southampton au stade Zouiten (1-1) en 1980. Je devais marquer le célèbre attaquant Mike Shannon. J’y ai réussi au point que Southampton fut tout près de me recruter. En sélection, j’ai longtemps formé une solide charnière défensive avec Khaled Ben Yahia, un défenseur très élégant d’où son surnom de «Krol». Notre entente était parfaite.
A propos d’équipe nationale, vous avez vécu le traumatisme de la double sévère correction face à l’Algérie (4-1 et 3-0) au dernier tour éliminatoire de la coupe du monde 1986. Que s’est-il passé au juste ?
Nous avions les moyens de faire beaucoup mieux. Le sélectionneur Youssef Zouaoui était encore à ses débuts, et par conséquent trop jeune pour une charge de cette ampleur. D’ailleurs, on lui imposait certaines choses. Par la suite, il allait évoluer et beaucoup apprendre pour devenir l’un des tout meilleurs, notamment sur le plan tactique. Mais il faut rappeler que l’Algérie était très forte, la même équipe qui avait battu la RFA (l’Allemagne de l’Ouest) au Mondial précédent.
Pourquoi avez-vous manqué le match retour, à Alger ?
J’ai été gravement blessé dans l’acte aller, à El Menzah. Assad m’a donné un rude coup de pied à la tête. Involontairement, bien entendu. J’étais resté deux jours dans le coma. Je n’allais du reste plus revenir en sélection.
En septembre 1983, aux Jeux méditerranéens de Casa, que s’est-il passé d’aussi grave pour nécessiter le gel des activités de l’équipe nationale durant toute une année ?
D’abord, l’équipe coachée par le Polonais Ryszard Kulesza était jeune.
Et puis, ces Jeux Med coïncidaient avec l’Aïd. Tout le monde voulait rentrer fêter l’Aïd en famille. Franchement, on aurait dû faire beaucoup mieux au Maroc.
N’est-ce pas intrigant que peu de gens se souviennent encore de votre carrière en sélection où vous avez également fait les campagnes des Jeux panarabes et des éliminatoires de la coupe du monde 1986 ?
Oui, mais cela tient à mon caractère très discret. Je n’ai jamais fait le buzz. Je peux longtemps rester tranquille dans mon petit coin tout seul.
D’ailleurs, je ne sais pas toujours jouer aux cartes. N’allez pas en déduire que je ne suis pas sociable ni serviable ! Sur un terrain, je deviens l’opposé de l’image détestable qu’on donne généralement d’un stopper, à savoir celle d’un bourreau impitoyable, d’un bagarreur toujours en conflit avec l’attaquant qu’il est tenu de marquer.
Combien de fois avez-vous été expulsé ?
Une seule fois. Pas pour jeu dur, mais plutôt parce que j’ai contesté les décisions de l’arbitre Neji Jouini.
Quel est votre meilleur souvenir ?
Les titres de champion de Tunisie 1978-79 et 1979-80.
Et les plus mauvais ?
Nos finales de coupe de Tunisie perdues en 1980 face à l’EST, en 1982 devant le CAB, et en 1985 contre le CSHL. Une incroyable série noire !
A votre avis, quels sont les meilleurs joueurs de l’histoire du football tunisien ?
Tahar Chaïbi. Arrivent ensuite Tarek, Agrebi et Bayari. Plus récemment, il y a eu Adel Sellimi, Skander Souayah, Zoubeir Beya et Hatem Trabelsi.
Le Club Africain va mal. Pourquoi ?
Au-delà de la crise administrative et financière qui le secoue, le CA doit compter sur ses enfants et réhabiliter les traditions et les valeurs qui ont de tout temps fait sa force. Les enfants du club, parmi les entraîneurs, aussi, doivent bénéficier de la priorité parce qu’ils savent passer le témoin d’une génération à une autre et perpétuer la tradition. C’est comme dans une famille. Malgré tout, je demeure optimiste. Viendra le temps où les enfants du club reviendront en force pour le remettre sur les rails.
Enfin, une petite idée sur votre famille…
En 1985, j’ai épousé Kmar Msallem, ancienne volleyeuse du CA et de l’équipe nationale, et, dans la vie, agent de compagnie d’assurances. Nous avons deux filles: Zeïneb, ingénieur dans l’agro-alimentaire, et Selima, qui a fait des études en sciences économiques.